Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Harmonie imitative.

HARMONIE IMITATIVE.

 

 

Quand la parole exprime un objet qui, comme elle, affecte l'oreille, elle peut imiter les sons par les sons, la vitesse par la vitesse et la lenteur par la lenteur, avec des nombres analogues. Des articulations molles, faciles et liantes, ou rudes, fermes et heurtées, des voyelles sonores, des voyelles muettes, des sons graves, des sons aigus, et un mélange de ces sons, plus lents ou plus rapides, forment des mots qui, en exprimant leur objet à l'oreille, en imitent le bruit ou le mouvement, ou l'un et l'autre à la fois, comme en français les mots hurlement, gazouiller, mugir, aboyer, miauler. C'est avec ces termes imitatifs que l'écrivain forme une succession de sons qui, par une ressemblance physique, imitant l'objet qu'ils expriment.

 

On appelle onomatopée un mot ou une suite de mots qui peignent ainsi la nature.

 

Dans tous les exemples que nous donnerons de l'harmonie imitative, on verra que les préceptes généraux sont presque constamment violés. Le poète alors

Sort des règles prescrites,

Et de l'art même apprend à franchir leurs limites. BOIL.

 

Nous subdiviserons les divers procédés par lesquels om produit cette imitation de la chose par le son, bien qu'ils se trouvent assez souvent réunis.

 

HARMONIE IMITATIVE RÉSULTANT DU CHOIX

DE CERTAINES LETTRES, DE CERTAINES SYLLABES.

 

1° Certaines lettres dures à prononcer, comme r, t, w, une suite de monosyllabes, pourront imiter un bruit qui affecte désagréablement nos sens, ou exprimeront l'effort la difficulté. Des syllabes peu sonores imiteront un bruid sourd.

Boileau est peut-être l'auteur qui a su le mieux tirer de notre  poésie les effets qu'elle avoue.

Il dit dans las satire des Embarras de paris :

Car à peine les coqs, commençant leur ramage,

Auront de cris aigus frappé le voisinage.

Outre la dureté du second vers, on remarquera dans le premier le rapprochement des consonances coqs, commençant.

 

Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache. BOIL

La dureté savante de cet hémistiche, des Syrtes les arrache, peint admirablement les efforts de Neptune .

 

Quoi ! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres. BOIL.

Il résulte de cette heureuse disposition de mots une sorte de vibration qui se prolonge à la fin du vers, et fait entendre le bruit des vitres ébranlées.

Du lugubre instrument font crier les ressorts...

De l'antre redouté les soupiraux gémirent...

Les cloches dans les airs, de leurs voix argentines,

Appeloient à grand bruit les chantres à matines. BOIL.

 

Tout le monde admire cet hémistiche de Racine:

L'essieu crie et se rompt.

 

Et ces deux vers da même poète:

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replu tortueux.

 

L'harmonie imitative est encore sensible dans ces vers de la Henriade:

Tel que du haut d'un mont de frimas couronné,

Au milieu des glaçons et des neiges fondues,

Tombe et roule un rocher qui menace les nues. VOLT.

 

Et dans ceux-ci de Crébillon:

J'ai cru longtemps errer parmi les cris affreux

Que des mânes plaintifs poussoient jusques aux cieux:

Parmi ces tristes voix, sur le rivage sombre,

J'ai cru d'Écope en pleurs entendre gémir l'ombre.

 

Dans de nombreux passages, l'auteur des Saisons, Saint-Lambert, prouve une connaissance approfondie de l'art de produire ces effets:

Neptune a soulevé les plaines turbulentes

La mer tombe et bondit sur ses rives tremblantes;

Elle remonte, gronde, et ses coups redoublés

Font retentir l'abîme et les monts ébranlés.

La mer tombe et bondit... Elle remonte, gronde. Ces deux hémistiches ne font-ils pas entendre le bruit du flot qui heurte le rivage, ou qui est refoulé vers la haute mer'?

 

La peur, l'airain sonnant, dans les temples sacrés

Font entrer à grands flots les peuples égarés...

Mais des traits enflammés ont sillonné la nue,

Et la foudre en grondant roule dans l'étendue;

Elle redouble, vole, éclate dans les airs. ID.

A-t-on jamais mieux rendu l'effet du tonnerre, dont le son se prolonge dans l'éloignement, que clans ce vers admirable : Et la foudre en grondant, etc.

 

Boucher a recherché avecaffectation des imitations de ce genre; mais il offre aussi beaucoup d'exemples qui sont justifiés par le goût

La foudre qui sous lui roule, gronde et se brise...

A la voix du tonnerre, au fracas des autans...

Cependant qu'à leurs pieds les flots encore errans

S'étendent en marais ou roulent en torrens...

A l'aspect de ces monts suspendus en arcades,

Et du fleuve tombant par bruyantes cascades,

Et de la sombre horreur qui noircit les forêts.

 

La Harpe loue ce vers expressif du même poète, parlant d'un fleuve débordé

Il bat de tous ses flots la voûte qui l'oppresse.

Delille imite ainsi le bruit du canon:

Et le bronze et l'airain tonnant dans les combats.

II rend par un vers heureux l'impression d'une saveur désagréable

D'un acide piquant aiguise encor l'aigreur.

 

2° L'emploi da la lettre s conviendra quand le poète voudra exprimer un sifflement, un bruit aigu:

La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,

Fait siffler ses serpens, s'excite à la vengeance. BOIL

Ils viennent : je les vois; mon supplice s'apprête :

Quels horribles serpens leur sifflent sur la tète! ID.

Pour qui sont ces serpens qui sifflent sur vos têtes? RAC.

 

Cet art n'était pas inconnu à La Fontaine, quand il décrivait ainsi les efforts de Borée:

Se gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,

Fait un vacarme de démon,

Siffle, souffle, tempête...

Entendez le mulet portant l'argent de la gabelle :

Il marchoit d'un pas relevé,

Et faisoit sonner sa sonnette.

 

On trouve une semblable intention dans ce vers de la Henriade:

L'air siffle, le ciel gronde, et l'onde au loin mugit. VOLT.

 

Boileau s'est servi de la même lettre pour exprimer l'importunité d'un pédant

C'est un pédant qu'on a toujours à ses oreilles.

 

3° Nous avons dit qu'il fallait éviter des rimes masculines et féminines présentant successivement la même consonance. Mais si le poète parvient à imiter un bruit par cette uniformité de désinences, ce qui serait en général un défaut devient un mérite.

On a loué ce passage de Racine

0 mont de Sinaï, conserve la mémoire, etc.

Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs,

Ces torrens de fumée et ce bruit dans les airs,

Ces trompettes et ce tonnerre

Venoit-il renverser l'ordre des élémens ?

Sur ses antiques fondemens

Venoit-il ébranler la terre?

 

Cette harmonie a été imitée par Rousseau:

Le roi des cieux et de la terre

Descend au milieu des éclairs

Sa voix, comme un bruyant tonnerre,

S'est fait entendre dans les airs.

 

4° La répétition consécutive de la même consonance, que nous avons blâmée en parlant de l'harmonie en général, est quelquefois d'un heureux effet. Elle feint une action réitérée; elle montre un à un tous les détails d'un événement ou d'un portrait:

Français, Anglais, Lorrains, que la fureur assemble,

Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble. VOLT

 

La Fontaine a dit, dans sa fable du Vieillard et l'Ane:

Il y lâche sa bête; et le grison se rue

Au travers de l'herbe menue,

Se vautrant; grattant et frottant,

Gambadant, chantant et broutant.

 

5° Quand on voudra peindre des objets riants, gracieux, on choisira des syllabes d'une prononciation coulante:

Telle qu'une bergère, au plus beau jour de fête,

De superbes rubis ne charge point sa tête,

Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamans,

Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornemens. BOIL.

Il donne aux fleurs leur aimable peinture;

Il fait naitre et mûrir les fruits;

Il leur dispense avec mesure

Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits:

Le champ qui les reçut les rend avec usure. RAC

 

Le poète rapproche quelquefois dans le même cadre deux effets qui contrastent

Fait des plus secs chardons des lauriers et des roses. BOIL.

On remarquera avec quel art la douceur du second hémistiche est opposée à la dureté du premier.

J'aime mieux un torrent qui sur la molle arène

Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,

Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,

Roule plein de gravier sur un terrain fangeux. BOIL.

 

Racine le fils, qui a écrit sur l'Harmonie imitative, a prouvé qu'il savait joindre l'exemple au précepte.

On lit dans son poème de la Religion

La branche en longs éclats cède au bras qui l'arrache;

Par le fer façonnée, elle allonge la hache

L'homme, avec son secours, non sans un long effort,

Ébranle et fait tomber l'arbre dont elle sort ;

Et, tandis qu'au fuseau la laine obéissante

 

Suit une main légère, une main plus pesante

Frappe à coups redoublés l'enclume qui gémit.

La lime mord l'acier, et l'oreille en frémit.

Ces vers présentent aussi l'harmonie imitative du rythme, dont nous parlerons bientôt.

 

Le même poète dit, dans son ode sur l'Harmonie:

Par quel art le chantre d'Achille

Me rend-il tant de bruits divers?

Il fait partir la flèche agile,

Et par ses sons sifflent les airs.

Des vents me peint-il le ravage?

Du vaisseau que brise leur rage

Éclate le gémissement;

Et de l'onde qui se courrouce

Contre un rocher qui la repousse

Retentit le mugissement...

Par la cadence de Virgile

Un coursier devance l'éclair.

Souvent, prêt à suivre Camille,

Comme elle je me crois en l'air.

Du bœuf tardif que rien n'étonne,

Et qu'en vain son maître aiguillonne,

Tantôt je presse la lenteur ;

Et tantôt d'un géant énorme

La masse lourde, horrible, informe,

M'accable sous sa pesanteur.

 

Nous terminerons par un morceau célèbre que deux de nos poètes ont traduit de Pope

Que le style soit doux lorsqu'un tendre zéphyre

A travers les forêts s'insinue et soupire;

Qu'il coule avec lenteur quand de petits ruisseaux

Roulent tranquillement leurs languissantes eaux.

 

Mais les vents en fureur, la mer pleine de rage

Font-ils d'un bruit affreux retentir le rivage?

Le vers, comme un torrent, en grondant doit marcher.

Qu'Ajax soulève et lance un énorme rocher,

 

Le vers appesanti tombe avec cette masse.

Voyez-vous, des épis effleurant la surface,

Camille, dans un champ, qui part, court et fend l'air?

La muse suit Camille, et part comme un éclair. DU RESNEL.

 

Delille, tout en sentant le mérite de cette version, a voulu être plus concis. « Je n'ai parlé jusqu'à présent, dit-il, que de cette harmonie générale qui, par l'heureux choix, l'enchainement mélodieux des mots, flatte agréablement l'oreille. Il est une autre espèce d'harmonie imitative, harmonie bien supérieure à l'autre, s'il est vrai que l'objet de la poésie soit de peindre. Pope en donne l'exemple et le précepte dans des vers imités admirablement par l'abbé du Resnel, et que j'ai essayé de traduire:

Peins-moi légèrement l'amant léger de Flore ;

Qu'un doux ruisseau murmure un vers plus doux encore.

Entend-on de la mer les ondes bouillonner?

Le vers, comme un torrent, en roulant doit tonner.

Qu'Ajax soulève un roc et le lance avec peine

Chaque syllabe est lourde, et chaque mot se traîne.

Mais vois d'un pied léger Camille effleurer l'eau

Le vers vole, et la suit aussi prompt que l'oiseau.

 

Remarque. Cette analogie de l'harmonie avec l'idée est un besoin du style, et un mérite des grands écrivains. Il y a peu de goût à choisir une couleur repoussante pour représenter des objets gracieux, ou des tons brillants pour des objets hideux.

 

La Harpe critique avec raison ce vers de Fontenelle

De la voix de Daphné que le doux son me touche !

Un hémistiche aussi dur que le doux son me touche, pour exprimer la douceur de la voix!

 

Il adresse un reproche semblable à ce passage de Piron, faisant parler un berger:

On sait de votre sœur l'inquiétude extrême :

Elle fait du reproche un usage fréquent.

Mais d'une bouche qu'on aime

Le reproche est-il choquant ?

De l'amitié véritable

C'est le signe convaincant;

C'est le langage éloquent

D'un sentiment respectable.

Plus il est, par conséquent,

Continuel et piquant,

Plus ramant est redevable.

"Cette gravité si déplacée d'expressions morales, ce choix de rimes si pesamment redoublées, ces aigres consonances et ces tournures laborieuses, voilà ce que Piron sait tirer de la flûte pastorale."

 

2. HARMONIE IMITATIVE RÉSULTANT DES HIATUS PERMIS ET DES ASPIRATIONS.

 

Nous avons vu que certaines rencontres effectives de voyelles, certains hiatus réels, sont permis dans notre versification, comme aussi l'h aspirée après une voyelle. S'il est vrai qua ce conflit de voyelles a dans les cas ordinaires quelque chose de dur, il est également vrai que le poéte peut en tirer des effets d'harmonie imitative. Nous en trouvons un dans ces vers, déjà cités:

Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,

Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée. BOIL

 

Voici des exemples analogues:

L'avocat au palais en hérissa son style. ID

L'essieu crie et se rompt. RAC

Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé. ID

Après bien du travail, le coche arrive au haut. LA FONT.

Par le fer façonnée elle allonge la hache. RACINE le fils.

 

Racine le fils signale avec raison une intention pareille dans ce vers de Boileau:

Le chardon importun hérissa nos guérets.

 

3. HARMONIE IMITATIVE RÉSULTANT DE LA CADENCE

 

On produit encore l'harmonie imitative par le choix des syllabes longues ou brèves, pesantes ou rapides, par la disposition des accents, la place d'un mot, l'emploi d'une inversion.

 

1° Pour peindre un mouvement prompt, une course agile, on choisit une cadence légère:

Je m'en vais les pleurer. Va, cours, vole et me venge. CORN

Sa servante Alison la rattrape et la suit. BOIL

Du passant qui le fuit semblent suivre les yeux…

Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui…

Apprenti cavalier, galoper sur ta trace…

Marchez, courez, volez où l'honneur vous appelle. BOIL

Où fuirai-je? Elle vient, je la vois… je suis mort.ID

 

Voyez comme La Fontaine peint avec vérité le lapin allant prendre le frais à la pointe du jour:

Il étoit allé faire à l'aurore sa cour

Parmi le thym et la rosée.

Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours, etc.

 

Dans le début de la fable de Perrette et le Pot au lait, les syllabes sont également coulantes, les nombres précipités:

Pierrette, sur sa tête ayant un pot au lait,

Bien posé sur un coussinet,

Prétendoit arriver sans encombre à la ville.

Légère et court-vêtue, elle alloit à grands pas,

Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,

Cotillon simple et souliers plats. LA FONT.

 

Saint-Lambert a su tirer parti du rythme, dans les vers suivants:

La foudre éclate, tombe, et les monts foudroyés

Descendent à grand bruit les graviers et les ondes,

Qui courent en torrens sur les plaines fécondes.

"La phrase court, la construction descend et se précipite: voilà les secrets du style poétique."

 

 Comparez à ces vers celui où Rouchera voulu peindre la même chose:

Les torrens en fureur des montagnes descendent.

"Vous verrez que le rythme est vif dans le premier hémistiche, et lent dans le second, ce qui forme un contre-sens pour l'oreille; et ce sont là de ces fautes qu'un vrai poète ne commet point."

 

2° La lenteur, l'effort, la difficulté, le calme, l'accablement, seront rendus par des syllabes lourdes, pénibles, par des cadences graves, pesantes:

Déjà de toutes parts s'avançoient les approches.

Ici couroit Mimas; là Typhon se battoit,

Et là suoit Euryte à détacher les roches

Qu'Encélade jetoit. MALH.

Dans le premier de ces deux derniers vers, on sent le travail du géant qui détache la roche; dans le dernier on la voit partir.

 

Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent

Proroenoient dans Paris le monarque indolent. BOIL.

Les vers, dit La Harpe, marchent aussi lentement que les bœufs qui tiraient le char.

 

Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,

N'attendoit pas qu'un bœuf, pressé de l'aiguillon,

Traçât à pas tardifs un pénible sillon. BOIL.

On est contraint, dit Racine le fils, de prononcer ces vers avec peine et lenteur; au lieu qu'on est emporté malgré soi dans une prononciation douce et rapide par celui-ci:

Le moment où je parle est déjà loin de moi. BOIL.

 

La Harpe analyse ainsi le commencement d'une fable de La Fontaine

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiroient un coche.

« La phrase est disposée de manière que l'œil se porte d'abord sur la montagne et sur tous les accessoires qui la rendent si rude à monter : la roideur, le sable, le soleil à plomb; on voit ensuite arriver avec peine les six forts chevaux, et au bout le coche qu'ils tirent, mais de manière que le coche paraît se traîner avec le vers. Ce n'est pas tout : le poète achève le tableau en peignant les gens de la voiture:

Femmes, moines, vieillards, tout étoit descendu;

L'équipage suoit, souillon, étoit rendu.

"On ne peut prononcer ces mots suait, soufflait, sans être presque essoufflé : on n'imite pas mieux avec des sons.

 

Mais tout dort, et l'armée, et les vents et Neptune. RAC.

Il fallut s'arrêter, et la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile. ID.

Ainsi dans un vaisseau qu'ont agité les flots,

Quand l'air n'est plus frappé des cris des matelots,

On n'entend que le bruit de la proue écumante,

Qui fend d'un cours heureux la mer obéissante. VOLT.

Ces deux derniers vers semblent imiter, autant qu'il est possible, le mouvement et le bruit uniforme d'un vaisseau dans une mer calme.

 

3° Les poètes rendent encore la nature en plaçant à la césure ou à la rime un mot qu'ils veulent faire ressortir; ou bien ils le mettent en saillie à l'aide d'une inversion:

Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,

Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue. BOIL.

Le monosyllabe roc, ainsi placé à l'hémistiche, force les yeux et l'attentions du lecteur à s'arrêter sur l'emplacement qu'occupe cette tour: c'est une espèce de point de départ, d'où ils la suivent, ets'élèvent pour ainsi dire avec elle dans la nue.

 

Ainsi quand Delille nous peintun clocher dont la longue flèche

Court en sommet aigu se perdre dans les cieux,

son vers court, rapide et léger, comme l'objet qu'il décrit; tandis que celui de Boileau s'allonge péniblement : et les deux poètes méritent et doivent partager ici le même éloge.

Sur son épaule il charge une lourde cognée. BOIL.

Substituez au premier hémistiche:

Il met sur son épaule une lourde cognée.

vous n'avez plus d'image, ni par conséquent de poésie.

 

A quoi tient donc ici l'art du versificateur? Au bonheur de cette inversion, sur son épaule il charge, qui, renvoyant à l'hémistiche le mot qui fait image, nous peint les efforts du perruquier pour se charger de la lourde cognée.

 

C'est là que du lutrin et la machine énorme. BOIL.

Cette épithète, si bien placée à la fin du vers, présente le lutrin dans toute sa masse.

 

Un riche abbé...

Oppressé fut d'une indigestion. VOLT.

Si le poète eût mis fut oppressé, remarque La Harpe, l'effet du vers était perdu.

 

4° Le rapprochement des deus accents d'un hémistiche appelle l'attention sur un monosyllabe :

J'aime mieux les voir morts que couverts d'infamie. CORN.

Et je bannirois, moi, tous ces lâches amans...

Ma timide voix tremble à vous dire une injure...

Pour me l'immoler, traître? Et tu veux que moi-même, etc. ID.

Ce que je m'en vais lire... — Il ne me plaît pas, moi…

Laisse-là son nom, traître, et dis ce qu'il t'a dit. ID.

Voulez-vous que moi, chien, qui n'ai rien à la chose. LA FONT.

Par qui le sénat vit, par qui Rome est sauvée. VOLT.

 

En mettant plus de deux accents dans un hémistiche, on peut faire ressortir chacun des mots qui le composent, et rendre l'action ou l'idée plus frappante, en la subdivisant dans ses détails:

Soudain nous entassons, pour défenses nouvelles,

Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu'aux escabelles. CORN.

Sa fierté l'abandonne : il tremble, il cède, il fuit. BOIL.

Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,

Le prend, se cache, approche, et droit entre les yeux, etc.

Et son corps entr'ouvert chancelle, éclate et tombe...

Défait, refait, augmente, ôte, enlève, détruit. ID.

Ceux-là sont humectés des flots que la mer roule. RAC

Vivez, rendez heureux vous, Tullie et mon père. VOLT.

Tiens, le voilà, marchons; il est à nous; viens, frappe. VOLT.

Venir, voir, vaincre, abattre un ennemi vainqueur. CHAULIEU.

Ce bruit qui parfois tombe, et parfois recommence. HUGO.

 

II est des occasions, dit Marmontel, où le rythme rend l'harmonie imitative, comme dans l'expression des mouvements passionnés :

Ils nous ont appelés cruels, tyrans, jaloux.

 

4. HARMONIE IMITATIVE RÉSULTANT DES GRANDS MOTS.

 

L'emploi des grands mots servira pour rendre un bruit qui se prolonge, un objet grandiose, une action qui se continue, une longue durée :

Et l'orgue même en pousse un long gémissement. BOIL.

Le superbe animal, agité de tourmens,

Exhale sa douleur en longs mugissemens. ID.

Ses longs mugissemens font trembler le rivage. RAC.

Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,

Ma fille. En achevant ces mots épouvantables, etc. ID.

Et des fleuves français les eaux ensanglantées

Ne portaient que des morts aux mers épouvantées. VOLT.

Tantôt court sur la plage un long mugissement. DELILLE.

Il écoute le bruit des flots retentissans. ID.

Et ce n'est qu'en suivant un dangereux exemple

Que nous pouvons, comme eux, arriver jusqu'au temple

De l'immortalité. ROUSS.

Le Temps, cette image mobile

De l'immobile éternité. ID.

On doit remarquer un heureux contraste entre ces deux derniers vers : le premier sembla courir comme le temps, et le second rester immobile.

 

5. HARMONIE IMITATIVE RÉSULTANT DE LA CÉSURE, DES COUPES ET SUSPENSIONS.

 

1° Un mot placé à la césure, et habilement détaché du reste de la phrase, peut faire image

L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux

Parmi des flots d'écume un monstre furieux. RAC.

L'effet disparattrait si ces mots : l'onde approche, se brise, formaient le recoud hémistiche.

 

Vers Paris elle vole, et d'une audace sainte, etc. BOIL

Le coursier, l'œil éteint et l'oreille baissée,

Distillant lentement une sueur glacée,

Languit, chancelle, tombe, et se débat en vain. DELILLE.

Il prie, et le taureau, frappé d'un coup mortel,

Meugle, chancelle et tombe aux marches de l'autel, BOUCHER.

 

2° Quelquefois plusieurs petits membres forment une phrase brisée, qui semble mettre sous les yeux tous les traits d'us tableau;

La Discorde, à ces mots, succombant sous l'effort,

Soupire, étend les bras, ferme l'œil et s'endort. BOIL.

Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,

Le prend, se cache, approche, et droit entre les yeux, etc.

Sa fierté l'abandonne, il tremble, il cède, il fuit. ID.

Mais du haut de la porte enfin nous l'avons vue,

Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber,

Lever les yeux au ciel, se frapper et tombes. RAC.

 

3° Quoique, en général, une phrase se termine avec un vers, quelquefois un repos complet est placé à la césure, et le second hémistiche commence une idée nouvelle.

Cette coupe, plus rare, rend l'opposition plus sensible:

Pleurez ce sang, pleurez; ou plutôt sans pâlir

Considérez l'honneur qui doit en rejaillir. RAC.

Je vois que l'injustice en secret vous irrite,

Que vous avez encore un cœur israélite:

Le ciel en soit béni! Mais ce secret courroux,

Cette oisive vertu, vous en contentez-vous?...

Je prodiguai mon sang; tout fit place à mes armes;

Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes

Ne me suffisoient pas pour mériter ses vœux. ID.

Terminons mes forfaits, mon désespoir, ma vie,

Votre opprobre et le mien. Mais si dans les combats

J'avais suivi la trace où m'ont conduit vos pas, etc. VOLT.

 

La suspension de l'idée sur l'hémistiche exprime aussi la rapidité d'une action.

Une église, un prélat m'engage en sa querelle.

Il faut partir, j'y cours. Dissipe tes douleurs. BOIL.

Tout s'empresse, tout part. La seule Iphigénie,

Dans ce commun bonheur, pleurs son ennemie. RAC.

Et, laissant faire au sort, courons où la valeur

Nous promet un destin aussi grand que le leur

Cent à Troie, et j'y cours; et, quoi qu'on me prédise, etc. ID.

Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs

Les menteurs et traîtres appâts. LA FONT.

 

Elle sert encore à rendre une grande image sur laquelle le poète veut arrêter l'imagination

Une effroyable nuit, sur ses yeux répandue,

Déroba tout à coup ces objets à ma vue ;

La mort seule y parut... Le vaste sein des mers

Nous entr'ouvrit cent fois la route des enfers. CRÉBILL.

La Harpe trouve cet hémistiche admirable.

 

4° Une suspension, un repos dans l'un des deux hémistiches fixe l'esprit sur cette partie du vers ainsi isolée. Cette coupe est propre à peindre un objet physique suspendu, ou une chute soudaine, ou une action interrompue tout à coup, ou un fait consommé en un instant.

 

Coupes dans le premier hémistiche.

 

COUPE APRÈS DEUX SYLLABES.

Il est une autre voie et plus sûre et plus prompte,

Que dans l'éternité j'aurois lieu de bénir,

La mort; et c'est de vous que je puis l'obtenir. CORN.

Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile,

Dans le temple voisin chacun cherche un asile. RAC.

Elle gagne le bord haletante, courbée,

Se dresse, et secouant les flots de sa toison, etc. ROUCHER

 

COUPE APRÈS TROIS SYLLABES.

II la suit, et tous deux, d'un cours précipité,

De Paris à l'instant abordent la cité. BOIL.

On se tait; et bientôt on voit paroître au jour, etc. ID.

Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés,

Nos vaisseaux par les vents sembloient étre appelés ;

Nous partions, et déjà par mille cris de joie, etc. RAc.

 

COUPE APRÈS QUATRE SYLLABES.

As-tu vu quelle joie a paru dans ses yeux?

Combien il est sorti satisfait de ma haine?

Que de mépris! TH. CORN.

Eh bien, allez, sous lui fléchissez les genoux. BOIL.

Je meurs plus tard. Voilà tout le prix de ma feinte. RAC.

De deux fils que j'aimai les dieux m'avaient fait père ;

J'ai perdu lien : que dis-je? Ah ! malheureux Titus,

Parle, ai-je encor un fils? RAC.

II veut parler : sa voix expire dans sa bouche. ID.

 

Coupes dans le second hémistiche.

 

COUPE APRÈS LA NEUVIÈME SYLLABE.

Pour m'en éclaircir donc, j'en demande ; et d'abord

Un laquais effronté m'apporte un rouge-bord. BOIL.

Cependant le prélat, l'œil au ciel, la main nue,

Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.

Il tourne le bonnet, l'enfant tire , et Brontin

Est le premier des noms qu'amène le destin. ID.

Chacun peut à son choix disposer de son âme :

La vôtre étoit à vous, j'espêrois; mais enfin

Vous l'avez pu donner sans me faire un larcin. RAC.

Je l'ai trouvé couvert d'une affreuse poussière,

Revêtu de lambeaux, tout pâle; mais son œil

Conservoit sous la cendre encor le même orgueil. ID.

Tout pâle: la prononciation même vous arrête sur la pâleur, et en même temps le vers remonte par ces mots, mais son œil, et vous porte naturellement à l'autre vers. Cet art est familier à tous les bons versificateurs.

 

La Fontaine, qui connait si bien toutes les ressources de l'harmonie imitative , a fait un heureux usage de celle-ci :

Je me dévouerai donc, s'il le faut; mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi...

        A ses côtés sa femme

Lui crioit : Attends-moi ; je te suis, et mon âme,

Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler...

Poulets, poules, chapons, tout dorme. Le fermier,

Laissant ouvert son poulailler, etc...

Mes jours sont en tes mains, tranche-les; ta justice

C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice...

Quatre corps étendus ! Que de biens ! mais pourtant

II faut les ménager; ces rencontres sont rares.

 

Voltaire a employé la même coupe avec succès:

Rome l'emportera, je le sais ; mais enfin

Je ne puis séparer Tullie et mon destin...

Je pressai son départ, il partit ; et depuis

Mes lettres chaque jour ont nourri ses ennuis...

Murmurez, plaignez-vous, plaignez-moi ; mais partez...

Hélas ! quel est le prix des vertus ? la souffrance.

 

Ce genre d'effet convient particulièrement dans les narrations et les descriptions :

Tantôt un vaste amas d'effroyables nuages

S'élève, s'épaissit, se déchire, et soudain

La pluie à flots pressés s'échappe de son sein. DELILLE.

Alors son œil s'enflamme, il gémit; son haleine

De ses flancs palpitans ne s'échappe qu'à peine. ID.

Elle a percé la nue, elle coule ; un doux bruit

A peine dans les bois de sa chute m'instruit. BOUCHER.

Le peuple et le soldat, tout fuyait. Une femme

S'élance; et d'une voix que la colère enflamme, etc. ID.

 

La Harpe a loué ce vers de Ronsard, sur la Fortune

Elle allaite un chacun d'espérance; et pourtant,

Sans être contenté, chacun s'en va content.

"Ce mot d'espérance, formant césure au cinquième pied, coupe le vers de manière à produire une suspension qui a un effet analogue à l'idée de l'espérance."

 

Remarque. La coupe sur la neuvième syllabe, par cela même qu'elle a quelque chose d'étrange, doit être réservée pour produire des effets, ainsi qu'on l'a vu dans les exemples précédents. Mais elle devient blâmable quand elle est sans intention , ou que l'intention est manquée : elle se réduit alors à une sorte d'enjambement du premier hémistiche sur le second.

On trouve ce défaut dans les deux exemples suivants

Il prie encore, il prie; et d'un nuage immense

Son œil épouvanté voit les flancs épaissis

S'élargir, s'allonger sur les monts obscurcis,

Descendre en tourbillons dans la plaine, et s'étendre. ROUCHER.

Dieu les fit donc aussi plus heureux? Quelle erreur! DELILLE.

 

Plus rarement le vers est coupé après la huitième ou la dixième syllabe.

 

COUPE APRÈS LA HUITIÈME SYLLABE.

Désarmé, je recule, et rentre ; alors Orphise

De sa frayeur mortelle aucunement remise, etc. CORN.

L'Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous

Réunir tous les vœux partagés entre nous. RAC.

Et périssez du moins en roi, s'il faut périr...

Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. ID.

 

La Harpe cite avec éloge le passage suivant de ce dernier poète :

Mais trop souvent la neige, arrachée à la cime,

Roule en bloc bondissant, court d'abîme en abîme,

Gronde comme un tonnerre, et grossissant toujours,

A travers les rochers fracassés de son cours,

Tombe dans les volcans, s'y brise, et des campagnes

Remonte en brume épaisse au sommet des montagnes.

"C'est ici, dit-il, que les vers sont bien coupés et les césures bien entendues. Voile comme on peut varier le rythme suivant les bons principes de l'art."

 

COUPE APRÈS LA DIXIÈME SYLLABE.

Ce soupir redoublé... N'achevez point : allez;

Je vous obéirai plus que vous ne voulez. CORN.

Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille,

Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit

De l'homme qui, confus, des yeux en vain la suit. LA FONT.

Vos tombeaux se rouvraient; c'en était fait; Tarquin

Rentrait, dès cette nuit, la vengeance à la main. VOLT.

 

6. HARMONIE IMITATIVE RÉSULTANT DES ENJAMBEMENTS, DES REJETS.

 

L'enjambement reporte dans un vers un ou plusieurs mots qui sont le complément grammatical du vers précédent. Nous avons déjà vu, dans le chapitre précédent, des coupes suspendant le sens dans le corps du premier hémistiche; mais c'étaient de petits membres de phrase isolés, ayant leur sujet; tandis que l'enjambement rejette dans le vers suivant une partie même de la proposition.

 

Employé avec art, l'enjambement est une des ressources de l'harmonie imitative.

 

Les grands poètes du siècle de Louis XIV en ont rarement fait usage. Boileau, dont la versification est si riche en effets imitatifs de tout genre, n'en présente qu'un petit nombre, et encore sont-ils très adoucis. La raison en est, je pense, qu'il voyait dans l'enjambement une plaie dont la poésie n'était pas encore bien guérie, et le sévère réformateur du Parnasse ne voulait pas contribuer au mal, même par une hardiesse légitime. Racine n'avait guère l'occasion de chercher les effets résultant de l'enjambement; car ils appartiennent presque exclusivement à la poésie descriptive.

 

Comme nous l'avons fait pour les coupes, nous classerons les enjambements d'après le nombre des syllabes rejetées.

 

ENJAMBEMENT D'UNE SYLLABE.

Viens, descends, arme-toi; que ta foudre enflammée

Frappe, écrase à nos yeux leur sacrilège armée. VOLT.

Quelquefois l'un d'entre eux, vaincu du poids des grains

Qu'il traîne en haletant aux greniers souterrains,

Tombe, et tout épuisé de force et de constance, etc. BOUCHER

Du rosier épineux la tige printanière

S'ouvre, et laisse échapper sa feuille prisonnière...

Sur les pas du semeur la herse lentement

Rampe, et, brisant la glèbe, en couvre le froment. ID.

Comme on le voit dans ces exemples, et comme on le verra dans les suivants, l'enjambement consiste dans un verbe; il est ordinairement adouci par la conjonction et, qui le suit immédiatement.

 

ENJAMBEMENT DE DEUX SYLLABES.

Des chantres désormais la brigade timide

S'écarte, et du palais regagne le chemin. BOIL.

Le chanoine, surpris de la foudre mortelle,

Se dresse, et lève en vain une tète rebelle. ID.

Racine, dans les Plaideurs, peint d'une manière expressive l'action d'un homme qui reprend sa respiration :

Et concluez. - Puis donc qu'on nous permet de prendre

Haleine, et que l'on nous défend de nous étendre.

 

Nous allons retrouver ici le traducteur des Géorgiques:

Un flot au loin blanchi, s'allonge, s'enfle et gronde;

Soudain le mont liquide, élevé dans les airs,

Retombe : un noir limon bouillonne sur les mers. DELILLE.

II marche, et près de lui le peuple entier des mers

Bondit, et fait au loin jaillir les flots amers...

Plus vigoureux enfin le bataillon volant

S'élance, aussi pressé que ces gouttes nombreuses, etc. ID.

 

Roucher prodigue l'enjambement; mais il réussit de temps en temps à en tirer bon parti:

Et que le jeune épi sur un tuyau plus ferme

S'élève, et brise enfin le réseau qui l'enferme...

Nos vœux sont exaucés : le sceptre de la nuit

A peine autour de nous a fait taire le bruit,

Une noire vapeur dans les airs répandue

S'abaisse, et sur les champs comme un voile étendue,

Distille la fraîcheur dans leurs flancs altérés.

"Le mot s'abaisse forme une césure et non pas une chute, et le vers, suspendu à propos avec la phrase, se relève avec elle par ces mots: et sur les champs, etc. Même observation des règles dans les vers précédents, s'élève, et brise enfin, etc. C'est ainsi que l'on doit procéder en vers."

 

Voici encore des exemples du même poète

Aux rives d'un étang la troupe fugitive

S'abat; et l'un d'entre eux, sentinelle attentive....

De l'Olympe à ces cris les portes radieuses

S'ouvrent, et laissent voir les dieux et Jupiter...

Le ciel même est changé. L'Aurore au front vermeil

Se cache : elle s'endort d'un triste et long sommeil.

 

ENJAMBEMENT DE TROIS SYLLABES.

Horace, les voyant l'un et l'autre écartés,

Se retourne, et déjà les croit demi-domptés. CORN.

Quand Boirude, qui voit que le péril approche,

Les arréte ; et, tirant un fusil de sa poche, etc. BOIL.

Je répondrai, madame, avec la liberté

D'un soldat qui sait mal farder la vérité. RAC.

Tout autre aventurier, au bruit de ces alarmes,

Aurait fui; celui-ci, loin de tourner le dos, etc. LA FONT.

 

ENJAMBEMENT DE QUATRE SYLLABES.

L'aimable Bérénice entendroit de ma bouche

Qu'on l'abandonne! Ah ! reine, et qui l'auroit pensé? RAC

Le monstre, déployant ses ailes ténébreuses,

Vole au Cathay, s'abat sur ses villes nombreuses. ROUCHER.

 

Remarque. Comme nous l'avons dit, l'enjambement et le rejet frappent l'esprit, en détachant une portion du vers qui ordinairement n'est point ainsi isolée. Dans certains genres qui admettent le mélange des mètres, les poètes produisent un effet analogue en rejetant un petit vers à la fin de la phrase. Nous parlerons de ce moyen à la fin du chapitre XV.

 

CONCLUSION.

 

Je me suis étendu sur ces effets de l'harmonie imitative, pour montrer que notre versification, qu'on accuse d'être timide, monotone, et qu'on a essayé, dans ces derniers temps, de dénaturer par des licences exagérées, est, entre les mains des grands poètes, hardie et variée, sans sortir toutefois des limites du goût.

 

En français, comme dans les autres langues, la poésie ne produit l'harmonie imitative qu'en s'éloignant de ses habitudes. Elle n'a pas coutume de s'imposer le choix de telles lettres, de telles consonances; de violer les règles de l'hiatus, de la césure; de se permettre l'enjambement :quand elle le fait, son intention est d'autant plus frappante. Semblable aux autres arts, c'est par des procédés plus rares, c'est en quelque sorte par des heurtements qu'elle ébranle d'une manière plus énergique.

 

Toutefois il ne faut pas abuser de ces moyens : une recherche inconsidérée de l'harmonie imitative trahit l'affectation. Employés à propos, que ces effets aient encore le mérite de ne rien présenter de forcé. Nous avons cité dans ce chapitre plusieurs exemples dignes d'éloge empruntés à Roucher; mais la lecture de son poème fatigue, parce qu'on y voit la perpétuelle contention d'un esprit qui court après les effets. Le génie trouve les beautés; le faux goût les dénature en les outrant.

 

C'est une malheureuse idée que d'entreprendre un poème sur l'Harmonie imitative, c'est-à-dire de tenir pendant quatre chants la poésie dans un état violent.

 

Le poète qui a su le mieux soumettre notre versification, à l'harmonie imitative est Boileau, dans le Lutrin. Après lui, Delille a créé quelques effets nouveaux, et mérité l'éloge que La Harpe fait de lui à cet égard. Si Voltaire eût donné plan de soin au travail des vers, il aurait eu occasion de placer plus fréquemment dans sa Henriade des hardiesses de ce genre; mais elles sont d'autant plus difficiles à trouver qu'elles doivent paraître naturelles et produites sans effort.